Barkhane et les experts

Yvan Guichaoua
6 min readFeb 14, 2022

Barkhane est un échec politique au Mali. Le dispositif militaire français s’en va (très vraisemblablement) sans l’avoir vraiment voulu. Ce qui a fait dérailler les relations entre la France et le Mali n’est pas l’arrivée de la junte au pouvoir. Les problèmes sont antérieurs. La dernière année de présidence d’Ibrahim Boubacar Keita était déjà houleuse entre Paris et Bamako. L’effort contre-terroriste s’est heurté à, et a possiblement aggravé une crise de légitimité profonde du pouvoir au Mali, dans ses déclinaisons locale et nationale. L’enjeu de ce texte n’est pas de faire la liste de ces fractures mais de dire qu’elles étaient connues et étudiées. Ce savoir était disponible, intelligible voire, en forçant le trait, “prêt à l’emploi” pour les décideurs mais n’a visiblement pas servi à grand-chose.

Ce texte est écrit à la première personne. Il serait idiot de prétendre aborder ce sujet en toute objectivité. Je barbote allègrement dans le monde de “l’expertise” sur le Sahel depuis le déclenchement de la crise en 2012, un peu par coïncidence. Je devais réaliser une étude sur le Niger et le Mali pour un think tank international lorsque le Mouvement national de libération de l’Azawad a démarré son offensive. Je me suis alors engouffré dans un vortex que je n’ai jamais quitté depuis.

A Paris, Bruxelles, ou Washington, des personnes comme moi ont naturellement été sollicitées pour répondre à des demandes des politiques. Nous sommes nombreux et nombreuses à avoir accepté de jouer le jeu (certain.e.s ne l’ont pas fait et j’adorerais discuter plus avant avec ces collègues les raisons de leur refus). Les raisons d’accepter les sollicitations ne sont pas toutes nobles. Flatterie, hubris de fréquenter les hautes sphères de décision et de s’imaginer pouvoir les influencer, ou invitations prestigieuses font leur petit effet (je précise que comme universitaire dans le système britannique l’incitation financière liée à ces activités est minime car c’est l’employeur qui perçoit les éventuelles rémunérations qu’elles génèrent).

Depuis 2012, aux chercheuses et chercheurs estampillé.e.s « spécialistes du Sahel », en nombre initialement assez réduit et souvent de nationalité française, se sont ajouté.e.s d’autres chercheuses et chercheurs, d’horizons géographiques et disciplinaires toujours plus variés. Le champ d’expertise sahélien reste anormalement dominé par des non sahéliens mais la situation est néanmoins bien meilleure de ce point de vue aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a neuf ans et continue d’évoluer favorablement. Des doctorant.e.s arrivent aussi en masse, armé.e.s de compétences analytiques, linguistiques ou communicationnelles plus pointues que celles de leurs aîné.e.s. Une profusion de recherches passionnantes existe désormais.

Il est acquis que personne ne peut, en solitaire, prétendre à une compréhension exhaustive d’une crise par nature multidimensionnelle et aux ramifications transnationales étendues. C’est d’ailleurs l’une des sources de perpétuelle fascination qu’exerce cette crise: il faut régulièrement solliciter les collègues de Libye, d’Algérie ou de… Russie pour vérifier si les pièces du puzzle tiennent bien ensemble. Il faut aussi des agronomes spécialistes du pastoralisme et des juristes spécialistes du Droit international humanitaire, des spécialistes de l’Islam et des spécialistes des arcanes de l’ONU etc. Dans le monde de l’expertise universitaire ou des think tanks gravitant autour du Sahel, la propension à travailler collectivement est grande, les échanges sont intenses et, si la concurrence et les désaccords existent comme dans toute économie politique de niche, les imposteurs notables sont unanimement repérés et les batailles d’egos ou d’idéologies sont quasi-inexistantes. Nous sommes finalement nombreux à faire grosso modo des observations assez semblables (ce consensus relatif peut avoir son revers; il peut révéler une circulation redondante de l’information, mais c’est une autre question que je n’aborderai pas ici).

Une partie de cette production intellectuelle dort dans les pages de journaux académiques payants que personne ne lit mais qui demeurent nécessaires à l’avancement de la carrière des universitaires. Mais une autre partie, plus importante, est parfaitement accessible au public et aux décideurs, sous forme de rapports, de posts de blog, de tribunes dans la presse etc. Ces travaux ne sont pas moins rigoureux que la production dite scientifique, puisqu’ils accompagnent et précèdent souvent sa publication. Certains rapports de think tanks à la scientificité supposément moindre qu’un article passé au grill d’un comité de lecture sont par ailleurs plus attentivement relus que les articles de revues universitaires. Il faut enfin ne pas exclure du champ des connaissances disponibles les productions journalistiques de grande qualité, issues d’enquêtes empiriquement plus à jour (et téméraires — car les journalistes vont souvent là où les universités interdisent à leurs employés d’aller) que les travaux de recherche stricto sensu.

Il est fréquent qu’à ces analyses sans jargon soient associées des recommandations “actionnables” demandées par les bailleurs des études. Mieux, ces analyses et recommandations sont généralement discutées de vive voix directement avec les politiques dans de multiples arènes, en plus ou moins grand comité, parfois même devant la représentation nationale — Sénat ou Assemblée nationale dans le cas français. Le stéréotype du chercheur asocial, jargonnant et fondamentalement incapable de transmettre son savoir pour en faire profiter le plus grand nombre est, dans le champ des études sahéliennes, une vue de l’esprit.

Depuis 2012, les décideurs, notamment français, ont littéralement eu à portée de clic ou d’oreille des études fouillées, intelligibles, convertibles en action politique qui, peu ou prou, ont toutes annoncé la débâcle que l’on constate aujourd’hui: nécessité de se débarrasser du prisme sécuritaire exclusif, de raccommoder le local au national, de réfléchir sérieusement aux modalités de fabrication de la légitimité y compris en ouvrant l’espace de la négociation politique au domaine religieux et aux mouvements djihadistes, mise en garde contre les dangers du recours aux milices communautaires dans les opérations contre-terroristes, impossibilité constitutive pour l’ex-puissance coloniale d’être à la manœuvre etc. Tout y est, rien n’a été retenu, ou presque. Tout ne relève évidemment pas du mandat des Français qui interviennent au Mali et je n’ai pas la naïveté de croire qu’il aurait suffi de prendre en compte ces études pour formuler les bonnes décisions. Mais je constate que les décisions prises sont généralement allées à rebours des directions pointées par la recherche. Aujourd’hui, le corpus de savoirs accumulés depuis des années est enseveli par les insultes de cours d’école primaire que s’envoient les décideurs malien et français.

Comment est-on parvenu à une telle négation des efforts collectifs de production de connaissance sur les crises au Sahel ? Je tenterais quelques conjectures, au sujet du cas français, à grands coups de serpe pas nécessairement très affutée. Les fonctionnaires des ministères des Armées ou des Affaires étrangères ne sont pas paresseux ; ils moulinent de l’information, réfléchissent, proposent des ajustements à ce qui ne marche pas. Leurs cadres idéologiques sont peut-être en décalage avec les réalités sahéliennes. Ils sont imprégnés des grammaires de fonctionnement de l’Etat français, sacralisent la laïcité et n’imaginent peut-être pas les manières alternatives d’organiser le pouvoir. Ils se voient sans doute trop en ingénieurs sociaux, apporteurs de “solutions” auveugles aux processus politiques dans lesquelles elles s’insèrent. C’est possiblement un bout de l’histoire, pas entièrement convaincant. Je pourrais citer un grand nombre de conversations suggérant l’opposé et manifestant beaucoup d’ouverture d’esprit et de pragmatisme de la part d’interlocuteurs officiels français, d’ailleurs plus souvent militaires que diplomates. Il se peut bien que les analyses se diluent dans les méandres administratifs, entre diplomates, développeurs et militaires.

Une autre conjecture est la suivante: l’information pertinente n’atteint pas les hautes sphères, celles de la décision réellement importante. On pourrait spontanément formuler deux explications à cette situation. Premièrement, lesdites sphères sont animées de logiques radicalement décorrélées de l’analyse « de terrain » — idéologiques, électorales ou géopolitiques, par exemple. Deuxièmement, lesdites sphères s’auto-persuadent de leur omniscience, par anti-intellectualisme de principe (une tendance qui a le vent en poupe dans la classe politique française) ou par mépris pour les échelons subalternes de l’administration en contact avec les analyses « de terrain ». Dans les deux cas, l’analyse est consciencieusement ignorée. Tout juste permet-elle de prétendre que le processus de décision a été rationnellement conduit.

Je suis bien incapable de trancher entre ces deux explications mais tiens à partager, pour conclure, le désarroi que j’ai pu ressentir lors d’une audition en ligne pour une mission d’information à l’Assemblée nationale, face à une députée au volant de sa voiture, écoutant ce que je disais d’une oreille via son kit mains libres et ne prenant finalement la parole, depuis la terrasse de son domicile (car elle était arrivée à destination entretemps), que pour manifester dédain et scepticisme face aux observations extraites de mes recherches. Merci, mais plus jamais ça 🤓

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Yvan Guichaoua

I teach and do research on the Sahel at the Brussels School of International Studies